«C'est à cause de la femme que le diable livre bataille aux serviteurs
de Dieu», dit le moine Eugène à sa fille Marie. Voilà pourquoi toute
présence féminine est en principe bannie du monastère. Mais l'Adversaire
connaît plus d'un tour pour braver l'interdit. Tantôt une petite fille
se fait passer pour un garçon afin de rester près de son père, devenu
moine après son veuvage. Tantôt une jeune femme échappe à un mariage
forcé en prenant l'aspect d'un eunuque. Travestissements sans retour, où
l'on est toujours en péril d'être démasqué. La vérité n'éclate qu'après
la mort de l'ascète, à l'occasion de sa toilette funèbre.
Mais la
femme peut aussi franchir la clôture monastique d'une façon
immatérielle, grâce aux fantasmes masculins. L'évêque Nonnos cherche en
vain, depuis tant d'années, à parer son âme de vertus dignes du Christ,
son divin époux, et c'est une prostituée, Pélagie d'Antioche, qui lui
donne, par les raffinements de sa toilette, l'image de la vraie ferveur!
Zosime poursuit dans le désert l'ombre d'un maître insaisissable qui lui
enseignerait des mortifications inédites, et c'est Marie l'Égyptienne,
la courtisane repentie, qui lui révèle les grâces prodigieuses réservées
à la repentance parfaite.
Comment qualifier de tels romans? Rêves
érotiques ou «histoires utiles à l'âme»? La trame est fabuleuse, mais le
cadre est réel. Loin des mégapoles corruptrices d'Alexandrie, d'Antioche
et de Constantinople, les moines du désert comptent parmi eux de
prodigieux «vieillards», à qui le mérite de leur ascèse ouvre un compte
illimité au trésor des miséricordes divines.
Le récit de leurs
exploits a connu un succès foudroyant de l'Égypte au Caucase et jusqu'à
l'Occident latin. Rutebeuf et Villon en étaient nourris. L'intérêt des
versions géorgiennes que publie Nana Mirachvili-Springer est de nous
découvrir une couche rédactionnelle plus ancienne que la vulgate grecque
et d'offrir de précieux repères pour reconstituer la genèse du genre,
depuis l'anecdote monastique jusqu'à la fiction la plus élaborée.